Il m'arrive d'aimer regarder par la fenêtre, assise sur une simple chaise, avec en main un livre que j'ouvre à peine. Je contemple alors longuement l'azur où flottent des nuages cotonneux que des sylphes pleines de fantaisie rieuse transforment en figures surprenantes. L'on dirait qu'elles lisent dans mes pensées pour me donner à voir ce que mon esprit se plaît à imaginer. Parfois, je distingue de véritables paysages, avec leurs montagnes, leurs vallées, leurs prairies, leurs rivières, leurs chemins qui semblent être comme les reflets d'un monde d'au-delà des apparences. D'un monde qui serait de l'autre côté du temps...
Fermée, la fenêtre marque une séparation radicale entre ces deux espaces antithétiques, organisés autour des pôles silence/bruit, solitude/foule, intériorité/extériorité, immobilisme/agitation, chaleur/froid...Élément architectural familier aux multiples déclinaisons esthétiques ou fonctionnelles, dont les évolutions épousent les avancées techniques ou culturelles, la fenêtre joue un rôle essentiel dans la vie quotidienne, tant individuelle que sociale : elle est source de luminosité, de visibilité, de communication, en même temps que frontière entre deux espaces mitoyens souvent antithétiques.
Vue de l’extérieur, la fenêtre délimite un fragment de réel qui s’offre à la représentation, à la manière du cadre pictural. De l’intérieur, elle ouvre sur un espace autre donné à contempler ou à imaginer. Mais ce qu’elle montre n’est pas toujours visible ou ne l’est que partiellement, aussi participe-t-elle d’un double jeu, entre exhibition et dissimulation, propre à servir de tremplin à l’imaginaire.
Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les artistes s’emparent de ce motif, situé à l’interface entre l’espace du dehors et celui du dedans, dont ils se plaisent à représenter les interactions. Au point que la fenêtre, en ce qu’elle propose une vision du monde, que celle-ci relève de la mimêsis ou de l’invention, peut devenir métaphore de l’œil, de son regard, et au-delà, de l’activité créatrice même. La définition du tableau comme « fenêtre ouverte », qu’on trouve au Livre I du Della Pittura d’Alberti, est à cet égard significative.
La fenêtre constitue donc un motif de prédilection dans l’imaginaire des artistes : elle participe indéniablement de la construction d’un espace esthétique, poétique et symbolique ; elle ouvre la voie vers un jeu infini de possibles dialectiques :
Au fond, la fenêtre apparaît comme ce motif éminemment plastique qui permet à l’envi de modifier le décor au sein duquel évoluent les personnages et où se déroule l’action. Agissant à la fois sur la hauteur, la largeur et la profondeur, il introduit dans le traitement des lieux une série d’oppositions dynamiques.
Jean-René Valette, Les Fenêtres-Architecture et écriture romanesque
Que la fenêtre soit ouverte ou entrouverte, et l’espace privé perd de son étanchéité, laissant échapper des informations censées rester secrètes. Ce qui appartient à l’intimité investit alors l’espace public jusqu’à se répandre sous les formes du commérage ou de la rumeur. Réciproquement, ce qui relève du domaine public peut interférer avec le privé, le marquer de son empreinte. La fenêtre témoigne ainsi de la réversibilité des espaces.
Ci-contre à droite, Femme à la fenêtre, Italie du Nord (vers 1510-1530)
Rembrandt s’amusa un jour à peindre un portrait de sa servante à une fenêtre et ainsi tromper les passants. Il fallut plusieurs jours avant que l’on ne s’aperçoive de la supercherie.
Une fenêtre s’est entrouverte
Une fenêtre
S’est entrouverte.
Entre les deux côtés
L’accord s’est fait.
Guillevic
(Illustration de Salvator Dali)
Regarder
Avant de regarder
Par la fenêtre ouverte,
Je ne sais pas
Ce que ce sera.
Ce n'est pas
Que ce soit la première fois.
Depuis des années
Je recommence
Au même endroit,
Par la même fenêtre.
Pourtant je ne sais pas
Ce que mon regard, ce soir,
Va choisir dans cette masse de choses
Qui est là,
Dehors.
Ce qu'il va retenir
Pour son bien-être.
Il peut aller loin.
Peu de couleurs,
Peu de courbes.
Beaucoup de lignes.
Des formes,
Accumulées
Par des générations.
Je laisse à mon regard
Beaucoup de temps,
Tout le temps qu'il faut.
Je ne le dirige pas.
Pas exprès. J'espère que ce soir
Il va trouver de quoi :
Par exemple
Un toit, du ciel.
Et que je vais pouvoir
Agréer ce qu'il a choisi,
L'accueillir en moi,
Le garder longtemps.
Pour la gloire
De la journée.
Eugène Gillevic,1979 - Illustration de Samuel Van Hoogstraten, L’homme à sa fenêtre
Eugène Guillevic (1907-1997)

Caspar David Friedrich (1774-1840), Avant, Gallimard, 2012.
Caspar David Friedrich fut le chef de file de la peinture romantique allemande du XIXe siècle.
Les Fenêtres
Celui
qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais
autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas
d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus
éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir
au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière
une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie,
souffre la vie.
Par delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.
Si c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi aisément.
Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même.
Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?
Charles Baudelaire - Le Spleen de Paris
Illustration : Fritz von Uhde, Jeune femme à la fenêtre, vers 1891, Städel Francfort
Par delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.
Si c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi aisément.
Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même.
Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?
Charles Baudelaire - Le Spleen de Paris
Illustration : Fritz von Uhde, Jeune femme à la fenêtre, vers 1891, Städel Francfort
Carl Vihelm Holsoe, Femme regardant par la fenêtre
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